1. On a failli commémorer hier, le 9 avril, le bicentenaire de
la naissance de Baudelaire. Dans La Diaria d’Uruguay certains amis ont écrit
des articles à propos du poète. Alma Bolón rappelle, de manière très lucide, la
posture de Baudelaire sur la critique et ce qui est juste :
« Pour être juste, c’est-à-dire pour avoir sa raison d’être, la
critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire
faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui
ouvre le plus d’horizons ». La série d’adjectifs semble incohérente — juste et
partial, exclusif et ouvert — mais je pense qu’il est possible de concilier ces
doubles exigences : le juste n’est pas le juste milieu impartial, mais il
suppose de prendre parti (pour le juste/le vrai/le beau, etc.) ; l’ouverture
des horizons n’est pas due à la multiplication des points de vue, mais à la
persévérance dans un point de vue exclusif. (Alma Bolón, « 200 años de
Charles Baudelaire : El precursor que sigue aguardándonos »)
Un siècle et demi plus tard, la partialité cohérente et engagée, c’est-à-dire
l’affirmation d’une valeur comme pari politique, est encore discutée face aux
dérives d’un libéralisme politique que ne cesse pas de se contredire et aux traces
d’un État-providence qui est sans cesse morcelé et qui, pour cette raison même,
semble devenir pour beaucoup le dernier poste à défendre. Ici en France on ne
peut pas dire, pourtant, que ce qu’on nous propose comme horizon soit un juste
milieu impartial : on trouve récemment, derrière une conception
verticaliste de la République qui va de pair avec un renforcement de l’appareil
sécuritaire, une sorte de résurgence du nationalisme français. La situation est
complétée, en ces temps de menace vitale si peu vitaliste, par l’extension du
désir d’un risque zéro face à tout danger viral —
qu’il s’agisse de virus microscopiques ou « subjectifs » — qui justifie,
précisément, ce déploiement armé et tout cet arsenal de lois qui va avec.
2. On retrouve de temps en temps ces jours-ci, dans le fracas distrait des
médias, la nouvelle concernant les traductions du poème
lu par Amanda Gorman lors de la cérémonie d’investiture du président étatsunien.
Apparemment, une vague d’opinion se répand qui exige que la traduction soit
faite par quelqu’un qui puisse comprendre ou partager une partie de l’expérience
de vie de l’auteure. Le poème étant une création qui vient de nos entrailles,
une expression de l’intériorité de la poétesse, ce n’est que logique que seule
une personne dans une position équivalente — noire, femme, militante — puisse
recréer dans d’autres langues ce qui est en jeu dans son œuvre : non
seulement les jeux du langage et ses pulsions sonores, mais aussi ce qui l’excède.
La partie adverse critique la conception identitaire et sectorielle de la
traduction qui se dégage de cette exigence, et puisque Gorman parle de
construire des ponts, ces détracteurs se posent la question sur le caractère de
la traduction : n’est-elle pas, précisément, l’exercice de cette tache de
construction ? Dans la même lignée, d’autres se demandent, avec plus de dérision,
qui pourrait, suivant ce critère, traduire Hérodote ou le Popol Vuh. Ce
que personne ne souligne, c’est que ces disquisitions portent avant tout sur le
marché de l’édition, et je n’ai encore lu personne souligner que l’œuvre, une
fois achevée, n’appartient plus à l’auteur — ni à ses éditeurs.
3. En ce sens, la chose la plus raisonnable à faire dans cette situation
est de promouvoir la pratique des traductions sauvages de ce poème dans toutes
les langues, pour de nombreuses raisons : parce qu’il n’y a pas de
traducteur légitime et qu’il ne devrait pas y en avoir — même si nous pouvons
parler de bonnes traductions, de traductions plus justes, plus riches ou plus créatives
—, parce que la littérature ne devrait pas être aliénée par le marché de l’édition
ou par ce que certains groupes disent qu’elle devrait être, et parce que ce n’est
que dans la pratique de la lecture et de la traduction qu’une œuvre peut être
jugée, et ce jugement devrait pouvoir être fait par n’importe qui.
4. J’ai essayé de promouvoir cette tentative subversive auprès de mes amis,
plus ou moins infructueusement. La première difficulté ne dépend pas de
questions pratiques mais de notre volonté : je suis la première à douter
de mon désir de traduire ce poème spécifique — sa volonté d’unité, de
rédemption et d’harmonie, bien qu’elle puisse être un message opportun, ne m’émeut
pas, et sa forme ne me séduit pas non plus.
La deuxième difficulté tient au fait que tous mes amis ne partagent pas mon
point de vue. En discutant hier avec une amie, assises au bord du canal sous la pluie imminente, elle me disait — pour rejeter mon appel à cette subversion
souple — qu’elle lui semble que, de toute façon, un bourgeois riche du 16e
est incapable de lire, et encore moins traduire, le poème d’un garçon de
banlieue écrit en argot, parce que l’expérience de la banlieue, ou de la
périphérie de la métropole, est tout simplement incompréhensible pour quelqu’un
qui a grandi dans l’opulence. La logique de classe m’aurait fait hésiter si
elle n’était pas réversible : cela signifie-t-il que la poésie d’un
bourgeois ou d’un riche doit alors devenir intraduisible pour nous, le reste
des mortels ? La poésie des riches est-elle une norme et celle des banlieues
une exception ? Où est alors la vertu de l’imagination ? Je lui ai concédé que,
si une personne riche est incapable de comprendre une poésie en argot de
banlieue, c’est davantage par manque de volonté et par refus d’écouter le texte
que par incapacité intrinsèque. Elle a accepté, mais m’a dit qu’elle détestait
de toute façon les traductions, en particulier les traductions de l’anglais
vers l’allemand, et qu’elle préférait toujours lire dans la langue originale. Il
commençait à pleuviner, et je me suis souvenu de Roberto Arlt et de notre
enfance commune faite de traductions espagnoles, de vosotros, de lavabos
et de regazos ; je lui ai parlé, tandis que nous nous levions, de cette
version de la Commedia traduite en vers par Abilio Echeverría. La
gratitude m’a envahi, mais je n’ai pas su la convaincre.
5. La plus grande difficulté, cependant, est d’un autre ordre. Alors que
nous finissions nos canettes de bière de supermarché sous les auvents désuets
de La Plage, qui nous servait autrefois de petits pichets de vin rouge devant
le canal éclairé par la nuit, j’ai avoué à mon amie une certaine incompétence. Si
la traduction de littérature doit rendre compte de quelque chose, s’il y a
quelque chose à exiger d’une traduction, hormis une certaine fidélité à la
lettre ou à l’intention de l’original, c’est sa vocation à la beauté : la
prise de parti en faveur de ce mystère partagé de l’aspiration au beau. Il peut
s’agir de la beauté maladroite des oripeaux ou d’une laideur lorgnée, de la
cruauté ou de la rage… de celle que cultivait en riant Góngora ou de celle que
ciselait Garcilaso, qu’attendait Borges ou que Pavese trouvait entre les dalles,
de celle que sculptait Montale. Elle peut balbutier inélégamment son
insuffisance, la traduction. Mais elle doit se devoir à la beauté : plus
qu’à la fidélité et au Sens, elle doit se donner à sa part de création avouée.
Et là, même si le poème de Gorman ne m’attire pas, ou parce qu’il ne me séduit
pas, j’avoue pour l’instant une certaine reconnaissance, de mauvaise foi, d’une
inaptitude volontaire. Traduire demande du temps et de la consécration, et
aucune machine ne peut encore remédier à cet engagement. En ce sens, une
subversion qui se respecte doit se donner ce temps, ou, plus simplement, elle
doit se donner à elle-même. Une subversion sauvage peut s’autoriser le geste
rapide, la traduction joyeuse et désinvolte, défiante, mais seulement le retour
sur soi, comme texte lié à un texte antérieur qui le fonde et avec lequel il
dialogue, mais surtout comme texte fondamentalement Autre, peut aspirer à être
plus qu’une simple copie dans une autre langue.
Ce n’est que dans ce retour réflexif sur lui-même comme texte autre et non
subsidiaire — lié au précédent plus par les possibilités de lecture qu’il ouvre
que par les fermetures qu’il cherche à opérer ; par ce qu’il découvre du
premier texte dans les divergences forcées résultant de l’ambiguïté, par son
indépendance — que se joue cette vocation de la beauté et sa valeur.
6. Mais pourquoi parler de mauvaise foi ? — Mon amie partait déjà en
vélo et je montais les escaliers. Parviendrait-elle à rentrer avant qu’il ne
commence à pleuvoir ? — Pourquoi confesser un manque de désir serait-il de
la mauvaise foi ? J’ai écrit sur une inaptitude momentanée, et c’est vrai — il
y a un savoir-faire qui change d’un traducteur à l’autre — mais le revers de la
confession est le manque de volonté. En ce sens, si l’acte de traduction est un
dialogue d’où émerge un autre texte à la filiation paradoxale, qui se porte
parfois d’autant mieux qu’il se permet d’affirmer sa propre voix — du texte,
pas nécessairement de l’auteur — pour séduire, il faut qu’il y ait cette volonté
de dialogue, ou que ce que je cherche à traduire me dise d’abord quelque chose,
et plus encore, quelque chose que je considère comme digne d’être exploré :
un problème derrière la limpidité de l’expression, un chemin derrière les
termes, les sons et le répertoire des topos. Dans The Hill We Climb,
il s’agirait peut-être d’aborder certains textes religieux, d’étudier l’ordre
ou le désordre de la rime, certaines métaphores fatiguées (la colline, le pont)
qui renvoient peut-être à autre chose malgré leur apparente trivialité. Mais
ici il faut désirer ce problème, et je ne pourrais pas affirmer que ne pas
vouloir le faire est de la mauvaise foi. Serait-ce de la mauvaise foi que de
faire l’acte sans passion, malgré l’absence de désir ? Pas davantage, du fait
qu’il arrive que le défi se trouve dans la recherche. Elle serait peut-être le
fruit d’un acte mécanique, de la traduction subordonnée à une valeur autre que
celle du dialogue ou de la beauté : de son instrumentalisation.
7. En guise de conclusion, je dois dire que, de toute façon, ce dialogue de
la traduction n’est pas tant à double sens qu’à triple sens : du texte
multiple qui s’offre à l’autre multiple qui le recueille et l’élargit, aux
lectures de l’un, de l’autre ou des deux qui les prolongent peut-être dans d’autres
directions, les mélangent, les pervertissent, les font l’objet d’une mésentente,
les chamboulent et les transforment. Si je n’ai pas la volonté de m’attaquer à
ce travail de traduction sauvage, et mon amie non plus, je tiens toutefois à
affirmer la valeur de la traduction faite par n’importe qui, et j’invite
quiconque lit ce texte à le contempler comme un possible acte de résistance à
ceux qui cherchent à établir — car, en fin de compte, il semblerait que nous y
revenions — un lecteur habilité.
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